Habiter demain : rester, s’adapter ou partir ?
Nos articles signatures • 17/11/2025 • 7 min
En 2025, le jour du dépassement est tombé le 24 juillet. Nous vivons à crédit écologique. Ces signaux d’alerte confirment que la question de l’habitabilité n’est plus une fiction lointaine, mais un enjeu immédiat qui interroge nos modes de vies et nos choix pour demain.
- Ressources et Environnement

Introduction
Une planète est dite « habitable » pour les humains lorsqu’elle réunit plusieurs conditions : eau, nourriture, climat supportable, atmosphère respirable, ressources naturelles exploitables. Elle doit aussi offrir un environnement stable permettant la survie et le développement. Or, dans plusieurs régions de notre monde, ces conditions sont déjà en train de s’effriter. Dans les îles, telles qu’aux Maldives dans l’océan Indien ou Kiribati dans le Pacifique, la montée des eaux pousse les habitants à fuir et à devenir malgré eux des réfugiés climatiques. Mais ces réalités, autrefois confinées à des horizons lointains, pourraient bientôt frapper à notre porte. Ce sont précisément ces questions que se pose Silvia De Angeli, experte Unys, ingénieure en environnement et experte en gestion des risques de catastrophes (LIEC ; CNRS ; UL / LOTERR ; UL), en s’intéressant à l’habitabilité future de nos territoires face au changement climatique.
Des signaux d’alerte jusqu’au cœur de l’Hexagone
Ces bouleversements ne concernent pas que les îles menacées par la montée des eaux. Au-delà des migrations massives, l’habitabilité se dégrade parfois de manière plus discrète : perte d’activités, baisse de qualité de vie, abandon progressif de certains territoires. Cette pression s’accentue avec le jour du dépassement – date à laquelle l’humanité a consommé toutes les ressources que la Terre peut régénérer en un an – et la multiplication des événements climatiques extrêmes tels que des inondations hivernales en Bretagne, des incendies géants en Californie et en Arizona, des records de chaleur en Espagne.
La France n’est pas épargnée. Dans le massif des Vosges, sécheresses, canicules et feux de forêt pourraient bouleverser la vie quotidienne. Face à ces changements, Silvia De Angeli a lancé le projet Habi(Li)ter pour évaluer l’habitabilité future du territoire. Le changement climatique n’est pas une menace lointaine, il affecte déjà significativement nos conditions de vie ici et maintenant
, rappelle-t-elle.
Quels indices scruter, quelles fragilités éviter ?
Le projet part d’un constat simple, un territoire habitable, ce n’est pas uniquement un climat agréable ou l’accès à des ressources. C’est aussi pouvoir y vivre dignement, y travailler, s’y projeter. Ces dimensions sociales, économiques et culturelles influencent le territoire et lorsque l’une est fragilisée, tout peut basculer. Il est important de comprendre comment les différentes composantes interagissent (climat, biodiversité, économie, infrastructures…).
Pour analyser ces relations, Silvia De Angeli développe une méthode innovante pour décrire la complexité liée à l’habitabilité, fondée sur des indicateurs. Jusqu’ici, cette approche est surtout appliquée aux îles et archipels, comme en témoigne le Habitability Handbook, développé par les îles norvégiennes en collaboration avec l’Université d’Åbo. Dans Habi(Li)ter, les indicateurs couvriront des domaines variés, tels que la résilience face aux événements extrêmes, l’accès à l’eau mais aussi l’accessibilité à un travail, la qualité ou le coût de la vie. L’idée, c’est de savoir ce qui rendrait le territoire encore habitable d’ici 2050 à 2100 d’un point de vue socio-écologique et socio-économique
, ajoute la chercheuse.
À partir d’outils comme les Risk Storylines (divers scénarios climatiques) et les Impact Chains (chaînes causales entre les aléas, les vulnérabilités, et les impacts sur les différents secteurs), elle cherche à déterminer les futurs plausibles et à identifier comment les risques climatiques présents et futurs peuvent affecter les différentes dimensions de l’habitabilité. Ces outils nous permettent de construire des scénarios crédibles pour mettre en relation causes et impacts sur la société
, explique-t-elle. Les indicateurs qu’elle déterminera à partir de ces outils mettront en lumière des questions jusqu’ici peu soulevées.
Les Risk Storylines explorent différents scénarios climatiques et socio-économiques selon plusieurs hypothèses comme l’aggravation des sécheresses, l’urbanisation croissante, les migrations de population… Chaque récit montre comment un événement climatique peut entraîner des répercussions sociales, économiques ou écologiques. Les Impact Chains, elles, décrivent les liens logiques entre un aléa (comme une sécheresse) et ses effets en cascade sur les forêts, les infrastructures, etc. Par exemple, la sécheresse persistante favorise la prolifération du scolyte, insecte qui affaiblit les arbres, impacte les rendements de bois et menace l’emploi local de cette filière. Cette approche a été développée par Eurac Research (Bolzano, Italie), un centre de recherche spécialisé dans l’évaluation des risques climatiques. La chercheuse collabore avec ce centre pour adapter cette méthode au contexte du massif des Vosges.
Un territoire où les habitants ont voix au chapitre
Mais l’habitabilité ne peut pas être définie que par les chercheurs. Dès le départ, le projet cherche à intégrer les différents acteurs du territoire (élus, gestionnaires, collectivités…). L’objectif ? Hiérarchiser ensemble les priorités en fonction des besoins réels des habitants. Pour cela, questionnaires, ateliers participatifs, rencontres de terrain permettront d’affiner les scénarios. Pour qu’un territoire reste vivable, il faut que ses habitants s’y projettent. Il faut donc les inclure pleinement dans le processus de réflexion
, souligne Silvia De Angeli.
Des premiers questionnaires ont déjà été diffusés auprès des gestionnaires et des habitants. Ils permettent de croiser les regards scientifiques et citoyens et d’alimenter les scénarios avec des perceptions locales. Un premier constat se dégage, l’intensification des sécheresses estivales, et son potentiel impact en cascade sur l’intensification des feux de forêt. Des réponses sont aussi envisagées, telles que la restauration de zones humides, comme les tourbières. Solution basée sur la nature, elles amortiraient les effets de sécheresse et de risques accrus d’incendie et restaureraient des microclimats. D’autres actions peuvent émerger des réflexions collectives, comme la diversification des pratiques forestières ou encore la transformation des usages du sol. À terme, ces travaux doivent venir en appui aux politiques publiques afin de renforcer la résilience et d’orienter l’adaptation au changement climatique.
Une boîte à outils pour un futur plus habitable
Si le massif vosgien sert ici de laboratoire, les ambitions du projet vont bien au-delà. Silvia De Angeli a pour objectif de créer une boîte à outils adaptable et déclinable à d’autres territoires, en France ou dans le monde. Cette approche interdisciplinaire évite les décisions prises en silos, qui ne tiennent pas compte des liens entre secteurs et peuvent provoquer des effets en chaîne sur l’agriculture, la ressource en eau ou bien l’économie locale.
Derrière cette approche, c’est une nouvelle façon d’aborder la question de l’habitabilité qui émerge, plus ancrée dans le réel et plus inclusive. En comprenant mieux ce qui rend un lieu habitable – ou non – on se donne les moyens d’agir et de répondre à une question cruciale : le climat change, mais devons-nous pour autant quitter nos terres — ou pouvons-nous les réinventer ?
Sources
- Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC). Climate Change 2022 – Impacts, Adaptation and Vulnerability: Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. (Cambridge University Press, 2023). doi:10.1017/9781009325844.
- De Angeli, S., Terzi, S., Zebisch, M., Drogue, G. & Devin, S. Co-designing Impact Chains to assess people’s habitability in the Vosges Massif (France) and adapt to multiple climatic risks. EGU General Assembly 2025, Vienna, Austria, 27 Apr–2 May 2025, EGU25-3291, (2025). doi:10.5194/egusphere-egu25-3291.
- Habi(Li)ter_fr | LIEC. https://liec.univ-lorraine.fr/recherche-equipes-de-recherche-ecologie-du-stress-ecose/habiliterfr.
- Cockell, C. S. et al. Habitability: A Review. Astrobiology 16, 89–117 (2016).
- La crise climatique crée-t-elle une situation d’urgence dans les atolls ? https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/crise-climatique-urgence-atolls
- Lagadeuc, Y. & Chenorkian, R. Les systèmes socio-écologiques : vers une approche spatiale et temporelle. Natures Sciences Sociétés 17, 194–196 (2009).
- De Angeli, S., Terzi, S., Drogue, G. & Devin, S. Risk storylines to investigate people’s habitability in the Vosges Massif (France) within the context of multiple climatic risks. INQUIMUS 2024, Dec 2024, Bolzano, Italy (2024). https://hal.univ-lorraine.fr/hal-04836017v1
- Åbo Akademi University. (2023). The Habitability Handbook—An assessment tool for viable communities. url: https://www.abo.fi/en/centre-for-lifelonglearning/habitability/habitability-handbook/
- Zebisch, M., Schneiderbauer, S., Fritzsche, K., Bubeck, P., Kienberger, S., Kahlenborn, W., et al. The vulnerability sourcebook and climate impact chains – a standardised framework for a climate vulnerability and risk assessment. International Journal of Climate Change Strategies and Management, 13, 35-59, (2021). doi: doi.org/10.1108/IJCCSM-07-2019-0042